Le Khorassan est aujourd'hui l'une des plus grandes provinces de l'Iran située à l'extrême nord-est du pays. Ce nom recouvrait autrefois un territoire plus important qui s'étendait à l'Asie centrale et à l'Afghanistan, occupant alors la position stratégique de couloir de communication entre les steppes et le Proche-Orient. Ayant été depuis toujours un lieu de passage, un lieu de croisement des cultures (c'est à partir de cette porte que les peuples turcs et les Mongols entrèrent en Perse...), le Khorassan, qui était considéré dans le passé comme le centre intellectuel de la Perse, possède encore à l'heure actuelle une richesse culturelle indéniable. Cette zone connaît une très grande diversité ethnique. Les plus importantes peuplades, hormis les Persans, sont les Turcs et les Kurdes. Les bardes eux-mêmes sont issus de ces différentes ethnies et chantent donc dans trois langues.
Les Bakhshi
La vie musicale du nord du Khorassan est le fait de deux groupes principaux : les âsheq (litt. amoureux) d'une part, les bakhshi (bardes) de l'autre. Héritier millénaire des ménestrels de l'Iran pré-islamique aussi bien que des chanteurs d'épopées médiévales turques, le barde joue un rôle central dans la vie musicale du nord du Khorassan et de l'Asie centrale. C'est avec les Mongols (qui régnèrent sur l'Iran de 1251 à 1335) que le mot bakhshi fait son apparition dans la littérature iranienne et turque. Son rôle semble avoir été celui d'un chamane guérisseur, tantôt celui d'un prêtre bouddhique, au point qu'il est parfois malaisé de distinguer ces deux fonctions.
Titre respectueux dans le nord du Khorassan et parmi les Turkmènes du nord-est du Mâzanderân, le mot bakhshi désigne dans cette région un chanteur, un narrateur de dâstân (récit) et un instrumentiste, qui s'accompagne au dotâr (luth à long manche et deux cordes), qu'il fabrique lui-même dans la plupart des cas. Il joue et chante en général en solo. Les grands bardes du Khorassan, dans leur vaste majorité et quelle que soit leur origine ethnique, sont à même de chanter en trois langues (le turc, le persan et le kurde). Les bardes turkmènes sont une exception à cette règle, ils ne chantent en effet que dans leur propre langue. Musicien professionnel ou semi-professionnel, le bakhshi ne vit de nos jours généralement pas de sa seule musique. La plupart du temps il est aussi cultivateur, berger ou barbier. C'est de son père ou de son oncle que le barde apprend son art durant le temps qu'il vit dans la maison familiale. Il s'agit souvent d'un héritage familial, qui peut remonter jusqu'à sept voire neuf générations. D'autres, en revanche, poursuivent leur apprentissage auprès d'un ostâd (maître). Hommes de culture, les bakhshi jouissent d'un statut social élevé. Leur extraordinaire capacité de mémoire leur permet de mémoriser et de garder vivants les poèmes de temps très anciens. Ils sont les dépositaires de la mémoire historique, légendaire ou locale, ils narrent les hauts faits des anciens héros de l'Iran ou le courage de leur rébellion. Ils chantent aussi des récits religieux et mystiques dans lesquels ils glorifient les valeurs de l'Islam chi'ite.
Si la majeure partie du répertoire bakhshi provient d'une tradition orale, certains récits et poèmes ont été mis par écrit.
Ce répertoire " plurilingue " et " pluriculturel " peut être divisé selon les langues dont il est composé :
* Le répertoire turc est constitué essentiellement de dâstân (récit, conte) : récits amoureux (Karamo Asli, Gol o Sanubar), récits religieux et mystiques relatant les miracles des saints (Bâbâ Roshan, Ebrâhim -e Adham) et récits héroïques telle que la grande épopée de Kuroghli.
* Le répertoire kurde, peuple nomade, est très marqué par les événements importants de la vie errante (guerres tribales, révoltes contre l'autorité centrale de l'Etat).
* Le répertoire persan est constitué surtout de Châhârbeyti, quatrains populaires ; il peut être chanté par des professionnels comme par des non-professionnels.
Les interprètes :
Roshan Golafruz est né en 1956 d'un père persan et d'une mère kurde. Petit-fils du fameux Aliakbar bakhshi, c'est de son père, le grand barde Hamrâ Golafruz décédé en 1990 à l'âge de 83 ans, que lui vient sonrépertoire et son art. Il représente la neuvième génération de bakhshi de sa famille.
Golnabat'Ata'I et Barat Mohammad Moqimi, dont l'amour rappelle les poèmes qu'ils chantent, se sont en effet mariés très jeunes, contre la volonté de leurs familles (kurdes) en vendetta l'une contre l'autre. Golnabât (née en 1959) avait quatorze ans quand elle s'est enfuie de chez elle pour suivre Barat'Ali (de deux ans son aîné) à Mashhad. Il s'y sont mariés et il est devenu son maître, auprès duquel elle a appris le dôtar. Il s'agit d'une des rares femmes bakhshi de la région. Ils résident aujourd'hui à Bojnurd et, tous deux musiciens professionnels ne vivent que de leur musique en jouant lors des réjouissances villageoises (mariages et circoncisions). Leur fils, le jeune Ali, est sur leur voie.
Les Qorbati
Hasan Pur'eydiân (70 ans) et son fils Reza (19 ans) sont des musiciens réputés de Nishapur, ville mythique du Khorassan. Pur'eydian est d'origine tsigane (luli ou koli). On appelle les Tsiganes au Khorassan qorbati (exilés). Leur présence dans la région remonte au temps des luli, ces musiciens venus de l'Inde à l'époque de Bahrâm Gur, roi sassanide du ve siècle qui fut aussi bien un amateur qu'un amoureux de la musique.
De nos jours les qorbati de Nishapur exercent le métier de forgeron ; on trouve aussi des menuisiers (kharâât), tels que Hasan Pur'eydiân justement. De fait, lui-même fabrique des dotâr. Il est d'ailleurs réputé à ce titre et ses instruments sont recherchés. Les qorbati parlent leur propre dialecte. Ils ont également un physique distinct : leur peau est foncée et les cheveux sont d'un noir de jais, comme leurs ancêtres indiens.
Les Pur'eydiân sont avant tout marionnettistes, particulièrement versés dans le spectacle dit " poupée de chasse " (Arusak-e shekâr ou hu baree - gazelle), une représentation de marionnettes propre à la région de Nishapur, qui s'appuie sur une gazelle en bois, un joueur de dotâr et un chanteur. Au moyen d'un fil qui relie sa main droite au simulacre de l'animal, l'instrumentiste fait danser la gazelle tout en frappant les cordes de son dotâr. La " poupée de chasse " ou encore le " garant de la gazelle " (Zâmen e âhu) est une légende qui relève du cycle du huitième Imam des chi'ites, Hazrat-e Reza, dont le mausolée se trouve à Machhad, ville sainte et capitale du Khorassan : un chasseur, jeté sur les traces d'une gazelle, s'en approche dangereusement. Celle-ci, se retournant, le supplie de lui permettre d'aller allaiter ses quatre petits, promettant de revenir ensuite se livrer à son poursuivant. Il refuse. Au moment où il s'apprête à l'égorger, l'Imâm Reza apparaît et demande au chasseur de l'accepter, lui, en échange de sa proie. Il devient ainsi le garant (zâmen) de la gazelle.
Ameneh Youssefzadeh
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